Amélie Poulain ou la fin de l’innocence
L’histoire du 20ème siècle est une montagne russe, ponctuée par deux guerres mondiales dont les plaies béantes ont été pansées à la hâte par un réflexe traumatique d’oubli et d’ivresse dont la société de consommation est le symptôme le plus manifeste. L’âge d’or de la reconstruction, de la libération des entraves autoritaires, morales, des luttes égalitaristes, a créé les conditions d’une expansion sans précédent et d’une abondance matérielle dont nous mesurons aujourd’hui les conséquences sociétales. Un âge où cette souffrance a pu être embaumée, à la fois par une forme de consommation hypnotique et l’effet anesthésiant des innombrables produits et services industriels tels que le sucre, l’alcool, le tabac, les drogues, les jeux vidéo, la télévision poubelle, un certain cinéma de pulsion et d’adrénaline, et la société numérique, qui emplissent notre temps de cerveau disponible, et nous apportent confort, plaisir, et… addictions.
Après 55 ans d’anesthésie, apparaît en 2001, comme un point d’inflexion de l’histoire, le film « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain » (1). Il témoigne magnifiquement, à cette époque pré-numérique, pré-digitale, pré-ondes électromagnétiques, pré-intelligence artificielle, pré-terroriste, pré-OGM, pré nano-technologie, de l’insouciance et de l’innocence de ces années-là.
Ce film aura en effet marqué ma génération. Quel quarantenaire n’a pas fredonné sa musique envoutante, tellement nostalgique, émotionnelle, évocatrice d’une vie douce et insouciante, d’un Paris romantique, onirique ? En le revisionnant récemment je me suis dit qu’à présent, 20 ans plus tard, aucun réalisateur ne pourrait témoigner avec autant d’innocence de ces sentiments, et surtout qu’aucun public ne résonnerait avec autant de force à un imaginaire si bucolique, tant le monde a changé, tant nos imaginaires se sont heurtés au réel depuis.
Le film « Le fabuleux destin d’Amélie Poulain » de Jean-Pierre Jeunet, sort sur les écrans le 25 avril 2001. Sa bande originale s’est vendue à plus d’1 million d’exemplaires et a récolté tous les prix. Cinq mois plus tard, le 11 septembre 2001, les deux tours du World Trade Center s’effondrent à New York et sont réduites en poussière tandis que le Pentagone fait lui aussi l’objet d’une attaque. Ces événements inaugurent une nouvelle ère. Celle de la terreur. Mais surtout celle des atteintes aux libertés fondamentales individuelles et collectives, du liberty act, du patriot act, de l’état d’urgence permanent conduisant à un effritement progressif de nos institutions et de nos démocraties. La sortie du rêve est brutale et nous entraîne dans un changement de régime : fini la barbe à papa, bienvenue à la conscience ! Cet effondrement, c’est celui de la fin de la bulle illusoire dans laquelle nous avons vécu après-guerre, la fin de ce rêve éveillé, la fin de cette période où nous avons pensé pouvoir vivre sans souffrir, en complétant gentiment nos trimestres pour profiter d’une retraite tranquille. Dans ce simulacre de paix pourtant, d’autres ombres couvaient secrètement, à l’abri de notre amnésie traumatique. En effet, cette phase d’hypnose collective prend tous les aspects du syndrome post-traumatique, avec une dissociation de l’identité, une amnésie partielle, une anesthésie de la conscience. Toutefois, comme dans tout trauma, les ombres ressurgissent à un moment pour être transformées. A présent que nos démons font surface, surgissent des abîmes, se présentent à nous, il nous est proposé de prendre nos responsabilités face à eux, de ne plus les ignorer, afin de nous libérer de nos entraves et trouver du sens dans ce chaos.
Et c’est dans ce tournant de l’histoire que sort au cinéma en France, en décembre 2001, le premier opus de la trilogie du Seigneur des anneaux « la communauté de l’anneau » (2). Peter Jackson, son réalisateur, transforme alors magnifiquement son rêve d’adolescent, retranscrire à l’écran l’œuvre majeure de J.R.R. Tolkien qui l'a hanté toute sa vie. Cette œuvre nous parle de façon magistrale du mal, et de façon archétypale nous plonge dans notre mythologie profonde, individuelle et collective. La puissance de ce récit, sa profondeur, son universalité, sa spiritualité, arrive alors dans ce sombre siècle comme une réponse, une forme d’antidote, au virus qui ronge l'humanité. Et neuf mois après Amélie Poulain, trois mois après la sidération du retour du "mal", il vient nous parler de notre responsabilité, de notre engagement, de notre individualité, de notre mémoire, et de notre plus grande lumière. Plus essentiellement, il vient nous parler de l'ambivalence de la condition humaine, du fait que le mal se loge en chacun de nous, et qu'il nous appartient de trouver ce chemin personnel et étroit qui nous permettra de nous ériger hors et à travers notre marécage intérieur.
La séparation des humanités
C'est donc ainsi que débute le 21ème siècle qui introduit tambour battant un enjeu de responsabilité, que deux humanités ont commencé à se construire de façon parallèle. Une humanité d’hommes « libres » dans le sens où ils ont trouvé la force de ne pas déléguer leur autorité d’âme à une autorité extérieure. Ces être humains, qui ont trouvé le chemin de leur individuation, sont porteurs d’une foi, et d’une espérance dans le vivant. Une humanité qui assume de prendre le risque de la maladie, de la mort, donc de vivre avec le vivant sans chercher à en transgresser les lois.
Parallèlement une autre humanité, plus apeurée, n’ayant pas trouvé sa force intérieure, sa foi, son cœur, son autorité intérieure, tente de conjurer cette peur par des artifices extérieurs. Elle se livre finalement à une autorité extérieure qui prend de plus en plus la forme d’une administration algorithmique des corps et des esprits. Cette humanité mue par la peur développe des stratégies de contrôle et de domination allant jusqu'à considérer légitime de s'affranchir de la variabilité des processus de la naissance, de la maladie et de la mort. Des dystopies prophétiques telles que "1984" de George Orwell (3) ou "Le Meilleur des mondes" d'Aldous Huxley (4) décrivent à merveille ce processus en cours et sa sinistre conclusion. Il est d'ailleurs saisissant de constater à quel point l'espace qui sépare le monde décrit dans ces ouvrages et celui qui se dévoile sous nos yeux est chaque jour un peu plus fin...
La distinction de ces deux humanités devient de plus en plus nette et évidente à mesure que la dureté du contexte s’impose à tous (crises sanitaires, guerres, migrations, crise écologique, libération des paroles face aux atteintes corporelles et psychiques, luttes et revendications de toutes sortes, effondrement des libertés).
Cette séparation a toutefois le mérite de favoriser l'émergence de nouveaux liens fraternels, en rupture avec ceux que nous connaissions traditionnellement (classes sociales, idéologies, les liens du sang). A présent, des familles d’âmes s’imposent et créent un nouveau dialogue transgénérationel, mixte, intersocial, interreligion... C’est pourquoi même des cellules familiales explosent car nombre de personnes se retrouvent à présent davantage dans une résonance d’âme, et restent dans l’incompréhension profonde des automatismes sociaux que nous reproduisons depuis des siècles dans nos familles et avec nos proches et qui nous semblent parfois si lointains de notre réalité intérieure.
Les deux innocences
Avec le 11 septembre, c’est l’innocence sociale qui s’effondre. Celle qu’avait magnifié Amélie Poulain. Pour autant, il subsiste toujours une innocence intérieure, que l’on peut caractériser comme une infinie espérance, une joie enfantine, un indicible élan vers un futur plus fraternel, vers un plus grand que soi qui est aussi soi. Cette innocence n’est pas morte. Elle vit dans le cœur de certains de nos contemporains. Elle est un ferment pour l’avenir et doit être entretenue, nourrie comme un levain, pour aboutir à des reconnexions, à des érections individuelles et collectives. Cette innocence-là, cette espièglerie, cette folie, ce qu’Edgar Morin nomme Homo-Demens (5), a le pouvoir de réenchanter le monde malgré les horreurs qui se font jour. Force est de constater que depuis 2001 nous sommes essentiellement assujettis à des signaux informationnels qui montrent l’horreur et taisent la beauté et la force silencieuse de cette innocence, de cette humanité emplie de qualités d’âme et d’amour. Pourtant elle est là. Elle jaillit à présent dans nos quotidiens. Il s’agit à présent d’attiser ce feu intérieur, ce feu créateur, qui nourrit la diversité des opinions, des hospitalités, tout en réduisant la division, la fracturation, la fragmentation que l’on observe aujourd’hui dans nos sociétés. Une force d’unification, de pacification. Une force d’amour.
Oui le temps de l’innocence extérieure est révolu. Dans ce moment où les subjectivités s’affrontent en se revendiquant comme des vérités, le socle même de la vérité se dissous sous nos pieds, sous nos mots, sous nos pensées prémâchées, noyées dans nos biais cognitifs, émotionnels, et vitaux. L’innocence du cœur, intérieure, est en train d’émerger, d’exploser à la face du monde, et de le révolutionner par sa liberté, sa créativité, son intégrité, son incorruptibilité. Elle existe "de facto", tandis que l'innocence extérieure ne génère qu'un monde d'illusion et de fracturation.
La difficulté dans ce moment si intense que nous vivons est la capacité de dialoguer entre ces deux humanités. Ces deux schémas archétypiques s’apparentent à deux mythologies de l’ère moderne : le mythe de la naturalité dont l’imagerie d’Avatar est une illustration, et le mythe de la techno science, froide et autoritaire, dont Star Wars est une autre extrémité. Ces deux mythologies proposent des univers interconnectés, « smart » comme il faut dire aujourd’hui, mais dont les fondamentaux sont totalement différents. Sans contrôle dans Avatar, des cellules singulières interdépendantes les unes des autres et formant un organisme vivant ; sous un contrôle autoritaire dans Star Wars par la négation des identités individuelles. Monde vivant et écosystémique pour Avatar, un monde robotique et autoritaire dans Star Wars. Mais en définitive, on ne peut se représenter complètement dans aucune de ces représentations du monde. Il y manque un troisième terme, une humanité.
La troisième voie : la voie du coeur
Cette dialectique binaire a toujours posé un problème de compréhension entre les personnes de nature empiriques (qui expérimentent de manière intuitive et établissent des lois depuis leurs vécus) et les rationalistes (qui produisent des représentations mentales du monde et en établissent des lois). Cette dualité se retrouve entre le cerveau du ventre, instinctif et global, et le cerveau de tête plus analytique. Sir Francis Bacon (6), l’inventeur du code binaire au 16è siècle, parlait déjà de cet impossible dialogue entre les empiriques et les rationalistes et évoquait la possibilité d’une voie du milieu. Un espace de compétences encore en friche mais qu’il nous appartient d’investir aujourd’hui : celui du cœur, de la compréhension, et de la réconciliation de nos deux cerveaux conflictuels. Pour personnaliser un peu la chose et de façon un peu caricaturale mais très imagée, cela revient à faire dialoguer un Gérard Depardieu, plutôt ventre ("vivant" comme il l’indique dans le titre d’un de ses livres), avec un ingénieur informatique, plutôt tête, et d’aboutir à un échange pacifié et riche d’une compréhension partagée. Pas évident…
L’actualité de ces dernières années nous rappelle cruellement que même 4 siècles plus tard, ces qualités de cœur (notre troisième cerveau) peinent à s’incarner dans nos sociétés et dans nos vies, et nous en mourrons lentement. Cette troisième voie pourtant semble résoudre ce jeu d’opposition permanent. Par les vertus qu’elle manifeste, ses qualités de cœur et de compréhension, elle est une réponse aux multiples impasses dans lesquelles nous sommes embourbés. Sir Francis Bacon évoque l’abeille comme l’expression de cette vertu, qui, entre les sucs de la terre et le soleil, régurgite un alicament, le miel, fruit de sa digestion du ciel et de la terre.
Cette troisième voie est aujourd’hui un cri pour des millions d’individus qui appellent à plus de sens. En France, un cri pour incarner notre devise, Liberté, Égalité, Fraternité, que les temps présents souillent plutôt que de les honorer.
Ayons le courage à présent d’oser notre humanité et de réchauffer notre technologie avec le cœur et la compréhension qui lui manque. Donnons-lui plus de temps pour la digérer par les sucs de notre patience. Le levain n’a-t-il pas besoin de davantage de temps que la levure pour exprimer son potentiel ?
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme » disait Rabelais à la même époque que Francis Bacon. Nous en mesurons aujourd’hui toute l’ampleur, depuis 2001, avec la libération de la technoscience sans contrôle de la conscience (OGM, nano tech, intelligence artificielle, ondes électromagnétiques, thérapie génique à Arn, etc.). Nous devons redonner du sens. Remettre en débat l’évolution de nos sociétés. Redonner au vivant une chance.
Cette prolifération technologique prend toute la place et déshonore notre humanité. Le règne de la quantité sur la qualité, qui mécanise et réduit le vivant en poussière. Osons faire entrer dans ce processus les professions médicales, les sciences sociales et humaines, les philosophies, les spiritualités du monde, plutôt que de laisser aux marchands et à la seule science appliquée le choix de notre destinée commune. Le temps est plus qu’approprié d’oser notre humanité. C’est en fait précisément le temps d’incarner notre Humanité.
Par Frédéric Gana – 30/10/2024
Notes :
(1) La bande annonce du film "Le fabuleux destin d'Amélie Poulain" JP Jeunet - 2001
(2) La bande annonce du film "La communauté de l'anneau" P. Jackson - 2001
(3) Fiche Wikipedia de "1984" de George Orwell
(4) Fiche Wikipedia du Meilleur des mondes d'Aldous Huxley
(5) L’identité humaine - Edgar Morin - par Alice Granger
(6) Fiche Wikipédia de Sir Francis Bacon